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Pour l’honneur de la famille

Comme tous les matins, Inès s’était occupée de ses deux filles avant leur départ pour l’école et Ali son mari était déjà au travail. 

De longues années avaient été nécessaires pour qu’elle trouve une routine qui lui convienne à elle, mais aussi à toute sa famille. Depuis qu’elle avait créé sa maison d’édition, elle s’était sentie épanouie sur plus d’un aspect de sa vie. Sa famille avait aujourd’hui trouvé un équilibre.

Lorsque la voiture du postier s’était fait entendre dans la cour, elle descendait chercher le courrier en mains propres pour pouvoir saluer le postier et prendre de ses nouvelles. 

-Pas de colis aujourd’hui ? 

-Non pas aujourd’hui, il faut croire que vos filles commencent à comprendre que ce n’est pas parce qu’elles payent pas sur le moment que c’est gratuit. 

-Ma carte de crédit les en remercie. 

Sa curiosité l’emportait et elle jetait toujours un rapide coup d’œil sur le courrier en remontant chez elle. Parmi les factures et les autres courriers d’usage, une lettre en provenance d’Algérie avait titillé sa curiosité. 

Elle était destinée à Ali Saïd Ben Jallab. Le reste du courrier posé machinalement sur le comptoir de la cuisine, elle fixait l’enveloppe dans ses mains sans savoir ce qu’elle attendait. 

Au moment où elle s’était décidée à ouvrir la lettre, la sonnerie de son téléphone l’en avait empêché. C’était son mari qui essayait de la joindre. Inès n’avait pas répondu. Sa rationalité habituelle avait d’un coup été remplacée par un mauvais pressentiment qu’elle n’arrivait pas à chasser. 

Elle avait besoin de se rassurer sur le nom complet de son mari. En peu de temps elle mit la main sur son livret de famille : Ali Ben Azert Ben Souhail. Grâce à ses propres origines arabes, elle connaissait la complexité des administrations en Algérie. Cela la rassurait qu’à moitié sur la discordance des deux noms. 

Durant cette journée elle n’arrivait pas à travailler. Elle n’était pas efficace. L’intuition que quelque chose d’étrange se passait ne quittait pas son esprit. Dans l’espoir d’une réponse, elle appelait son mari : 

-Allô, ma chérie, ça va ? 

-Oui. Et toi ? 

-Tu as une petite voix. Tu es sûre que ça va ? Tu m’as pas répondu ce matin. 

-Euh…Oui désolée je t’ai pas répondu j’étais un peu occupée. 

-Trop de travail c’est ça ? 

-Oui voilà. Ali écoute, j’ai une question. 

-Oh ça à l’air sérieux ! Dis-moi ce qui te préoccupe. 

-Tu as reçu une lettre d’Algérie. Et c’est étrange parce que c’est pas le bon nom sur l’enveloppe. 

-Comment ça ? 

-C’est écrit : Ali Saïd Ben Jallab. 

Un silence s’était installé. Inès attendait patiemment sa réponse. 

-C’est pour ça que t’as l’air bizarre ? 

-Hein ? Non je sais pas je suis un peu fatiguée. 

-Ok ma chérie je dois retourner travailler, repose toi un peu je pense que tu travailles trop ! 

-Ok à toute. 

Une fois cette conversation terminée, elle s’installait dans la véranda. Elle n‘avait pas d’attente concrète vis-à-vis de cette conversation, mais elle s’attendait à être rassurée. Ce qui n’était pas le cas. 

Elle avait besoin de faire taire cette petite voix dans sa tête. Après s’être levée d’un coup, elle se retrouvait dans le bureau de son mari. Là où elle n’entrait quasiment jamais, car cela n’était pas nécessaire. 

Elle fouillait le bureau, les étagères et les tiroirs. Elle ne comprenait pas la moitié des documents qu’elle trouvait, mais le nom écrit était celui qu’elle avait toujours vu et connu. Aucune trace de ce nom qui lui était étranger. Elle était sur le point de quitter la pièce quand son œil, attiré par une tache, avait vu une lamelle de plancher plus usagée que les autres. Elle s’approchait et poussait le petit meuble qui se trouvait dessus. Sans attendre, elle posait le pied sur une extrémité de cette bribe de parquet et comme elle l’avait imaginé, elle s’était levée. 

Un sentiment de peur l’avait envahi. Après avoir hésité une seconde, elle s’était accroupie et avait soulevé le morceau de bois. Une seule chose tenait dans cet espace restreint, une vieille mallette brune. Elle ne pouvait plus abandonner à ce moment-là. Elle avait ouvert la mallette sur le sol et éparpillé tous les documents qui s’y trouvaient. 

A contrario des documents trouvés dans le bureau, ceux de la mallette portaient tous le nom qui se trouvait sur l’enveloppe. 

Un passeport, un acte de naissance, des comptes bancaires avec des sommes d’argent qui dépassaient tout ce qu’elle n’avait jamais possédé durant toute sa vie. 

Il était 11 heures, ses filles ne rentraient pas avant 17 heures. Elle composait le numéro de son mari qui répondait avant la deuxième sonnerie. 

-Rentre à la maison ! 

Sans attendre sa réponse, elle avait raccroché. 

Il n’avait pas confirmé son retour, mais elle était convaincue qu’il allait venir. Elle parcourait son salon d’un bout à l’autre en déplaçant automatiquement quelques bibelots. Le contenu de la mallette, éventrée sur la table à manger, contrastait avec la pièce parfaitement rangée. 

Une fois assise sur le sofa, son rythme cardiaque redevenait normal. Inès avait toujours été dévouée à son mari. Elle aimait autant être la mère de ses enfants que l’épouse d’Ali. C’est à ce moment-là qu’elle pensait aux années passées avec Ali. Ils s’étaient rencontrés à l’âge de 17 ans, s’étaient fiancés à l’âge de 20 ans et mariés moins d’une année plus tard. Certes elle avait partagé avec lui les moments les plus heureux de sa vie, mais ils étaient passés par des épreuves qui avaient été aussi douloureuses qu’importantes pour leur couple. La demi-heure qui était nécessaire à Ali pour rentrer du travail était pour Inès la plus longue qu’elle n’ait jamais vécu. 

Le bruit des pneus sur le gravier de la cour indiquait à Inès qu’il était là. Le bruit des pas dans la cage d’escalier n’allait pas tarder à se faire entendre. Elle respirait profondément et essayait de réguler son rythme cardiaque. 

La porte d’entrée s’était ouverte délicatement. Le regard d’Ali tombait directement dans celui de sa femme, encore assise à table. Ses yeux parcouraient rapidement la mallette ainsi que les documents qui se trouvaient sur la table, puis revenaient se plonger dans ceux d’Inès. Il essayait de savoir ce que sa femme ressentait. Il se doutait bien qu’elle était en colère, mais il avait peur de voir de la déception. 

-Je vais tout t’expliquer. 

Inès était incapable de parler. Elle retenait avec difficulté ses larmes. Ali le comprenait tout de suite. Il s’était assis en face d’elle, avait respiré quelques secondes. 

-Quand je suis arrivé ici, c’était pour une raison précise. Mon oncle avait une affaire qui avait de la peine à marcher là-bas en Algérie et il a fait appel à des gens peu recommandables. Ces gens avaient le pouvoir de faire tripler son chiffre d’affaires en un rien de temps. Normalement avec eux tu n’as pas de soucis, tant que tu les payes et tant que tu leur créer pas de problème. Mon oncle à voulu prendre des initiatives qui n’ont pas plus aux gars et à partir de là il s’est mis dans la merde. 

Ali espérait voir dans les yeux de sa femme de la compassion. Elle avait toujours le même regard, elle ne le détournait pas une seule fois de son mari. 

-Ils ont commencé à lui demander de faire des choses illégales. Il n’avait pas le choix, ils menaçaient sa famille. Il a toujours tout accepté de faire pour eux et eux lui garantissaient un revenu plus que généreux et surtout la sûreté que sa famille soit en vie. Ça a duré comme ça une dizaine d’années. Il n’en a jamais parlé à personne. Il mettait de l’argent de côté pour les études de ses filles, de ses neveux et nièces. Il a placé de l’argent dans d’autres pays, et pour n’éveiller aucun soupçon, il a continué de vivre sa vie à la hauteur d’un chef d’entreprise en Algérie. 

En faisait une pause à ce moment-là, Ali espérait entendre un commentaire de la part d’Inès. Ou une question, ou même qu’elle s’énerve. Mais Inès restait de marbre. Elle écoutait attentivement le récit de son mari et son silence indiquait qu’il devait continuer. 

-Un jour pendant une fête je l’ai vu répondre au téléphone, il s’est éloigné du monde et il parlait tout bas. Je l’ai suivi pour écouter et c’est à ce moment que j’ai compris que l’argent qu’il avait était de l’argent sale. À moi il m’avait payé des études de commerce et en parallèle j’étudiais le droit. J’avais assez de connaissance pour savoir que son entreprise ne pouvait pas rapporter autant. Mais il l’a toujours nié. Il m’a toujours dit «mon fils, finis tes études c’est ta priorité». C’est quand il a raccroché qu’il m’a tout expliqué. Les gars avec qui ils bossaient allaient se faire prendre par la police et son nom allait tomber avec eux. Il l’avait su, car il avait un très bon ami à lui chez les flics qui a pu le prévenir bien assez tôt. On a quitté la fête à toute vitesse, il m’a amené dans son bureau et m’a donné cette mallette brune. 

Ali la pointait du doigt ce qui obligeait à sa femme à la regarder. Ses yeux semblaient remplis de larmes qu’elle s’efforçait de garder. 

-Il m’a dit : «Je n’ai eu que des filles tu le sais, mais tu as toujours été comme mon fils. J’ai accompli ce que je devais faire. J’ai mis ma famille à l’abri maintenant à toi de continuer, ne me déçoit pas et ne déçoit pas Allah. On se retrouvera dans le Jannah.». J’ai essayé de lui demander des explications, mais il me disait qu’on n’avait pas le temps. Il m’a fait promettre de retourner une fois par année en Algérie et de ne jamais l’oublier là où il sera. 

Les yeux d’Ali étaient humides. Il n’avait jamais évoqué cette histoire à personne. La raconter à haute voix lui démolissait le cœur. 

-Il m’a dit d’aller chez Souad immédiatement. Et c’est là que tout a commencé pour moi. C’était à 3 heures de voiture, les 3 heures les plus longues de ma vie. J’avais envie de retourner en arrière pour le prendre dans mes bras. J’avais tellement de questions à lui poser, mais jamais je n’avais désobéi à mon oncle. Je suis arrivé chez Souad en pleine nuit, elle m’a donné un passeport avec ma photo, mais le nom de mon oncle. Un billet de bateau pour l’Espagne. Je devais partir le lendemain matin. On a passé toute la nuit à discuter. Elle a répondu à toutes mes questions sans exception. 

-Tu as repris les affaires de ton oncle ? 

Inès avait la voix cassée à force de contenir ses larmes. Ali ne ressentait pas la compassion espérée, il sentait que sa femme était toujours en colère. 

-Oui j’ai repris ses affaires dès que j’ai atteint la Suisse. Les gars et lui sont tombés quelques jours plus tard. Il passera le reste de sa vie en prison à cause de ce qu’il a fait. 

-Mais…Attends ! Ça veut dire que… 

Inès s’était arrêtée. Elle avait peur des réponses qu’elle pouvait obtenir. 

-Demande-moi ma chérie, demande-moi tout ce que tu veux. 

-À quel âge es-tu arrivé ici ? 

-19 ans. 

-En fait sur quoi tu ne m’as pas menti ? Que tu sois dans tes affaires illégales qui mettent en péril ta vie c’est ton choix ! Mais tu ne peux pas prendre cette décision pour moi, et encore moins pour nos filles ! 

Inès s’était levée, la colère grandissait en elle. Elle avait peur pour son avenir, peur pour ses filles. 

-Je ne mens pas quand je dis que je t’aime. C’est pour vous que je continue tout ça. 

-Oh non s’il te plaît surtout ne dis pas ça. Nous on n’a jamais rien demandé. 

-Vous ne manquez de rien. Jamais vous n’allez manquer de quelque chose. 

-Ali tu ne comprends pas que c’est pas ça le problème ! Le problème c’est que du jour au lendemain tes filles peuvent être menacées de mort ou je ne sais quoi ! 

-Non je contrôle tout. 

-Je pense que ton oncle disait la même chose. Tu fais ce que tu veux, mais tu ne mets pas la vie de mes filles en danger. 

Son téléphone entre ses mains elle composait un numéro. 

-Tu appelles qui ? 

-Si j’appelle la police, tout sera fini. Je serai en sécurité avec mes filles. Et toi tu devras comme ton oncle payer pour ce que tu as fait. 

Ali s’était levé d’un mouvement si brusque, que sa chaise en était tombée. 

-Inès ne fait pas ça ! Oui je t’ai menti, mais pour te protéger. Tu m’as toujours fait confiance et tu as eu raison. Jamais je ne mettrai ma famille en danger. 

-Mais c’est de l’argent sale Ali ! Je te reconnais pas ! C’est pas toi que j’ai épousé, c’est pas toi que j’ai choisi pour être le père de mes enfants. 

Ali s’approchait de sa femme. 

-Si c’est moi. Je suis toujours la même personne. 

Sa voix était plus douce qu’avant. Avant de continuer sa déclaration, il avançait encore un peu plus près de sa femme. 

-J’ai fait une promesse à mon oncle et je m’y tiendrais jusqu’à mon dernier souffle. Mais je t’ai aussi fait une promesse en t’épousant. Si j’en suis là aujourd’hui c’est majoritairement grâce à toi. Je te dois quasiment tout. Je ne peux pas continuer sans toi, sans ton soutient et ta présence. Tes filles sont heureuses. Pense à notre famille. À tout ce qu’on a surmonté jusqu’ici. J’ai promis à mon oncle de veiller sur ma famille, aujourd’hui ma famille c’est toi. Tout ce que mon oncle a fait et tout ce qu’il m’a transmis a aidé à me construire. Il n’y a pas de valeur plus forte que celles qu’il m’a transmises. Regarde-moi. Je suis exactement la même personne que lors de notre rencontre. Je suis cet homme dont tu es tombée amoureuse. 

Inès avait toujours le téléphone entre ses mains. Elle regardait son mari, puis tous les documents sur la table. Quand ses yeux arrivaient sur la mallette en cuire, des larmes coulaient de ses yeux. 

Elle verrouilla son téléphone et le posa sur la table.